Histoire du go au Japon et en Chine
Six articles parus dans la revue française de go entre 1980 et 1982
Le Go au Japon par François Petitjean
Avec dix millions de joueurs, dont 400 professionnels, avec le plus haut niveau du monde (1980), malgré la récente contestation des Chinois, le Japon est sans aucun doute le Pays où le Go s'est le mieux développé bien qu’il n'y soit pas né.
Il nous a semblé intéressant de présenter à nos lecteurs une histoire du développement du Go au Japon, si liée à son histoire nationale, d'autant qu'aucun exposé complet n'a encore été publié sur le sujet.
L'histoire du Go s’inscrit dans l'histoire du Japon : les grandes périodes de développement de l'un correspondent aux grandes périodes historiques de l'autre. Mais le Go avait déjà deux mille ans lorsqu'il est arrivé au Japon. C'est pourquoi le premier chapitre de cette série sera consacré au Go des origines, au Tibet et en Chine.
Le second chapitre sera consacré à la période japonaise préclassique (du VIIIè siècle à 1605, c'est à dire le moyen âge et la période d'unification nationale ). Un troisième chapitre sera consacré à la période classique (1605-1868, dans un Japon stable politiquement le go bénéficie du soutien de l'État et se développe considérablement). Enfin nous aborderons l’époque moderne (à partir de 1868, la restauration Meiji et le contact avec l'Occident vont bouleverser le monde du Go).
Chapitre 1 : Les origines
1. Les légendes
Les vieilles choses mal connues sont souvent expliquées par des légendes. Le Go ne fait pas exception, et on connaît trois versions légendaires de sa naissance :
La première attribue à l’empereur chinois Yao (qui règne vers 2300 av. J.-C.) la paternité du jeu. Yao était réputé pour être un sage. La seconde légende prétend que Shun, successeur de Yao (qui règne de 2255 à 2205) voulait développer l'intelligence de son fils idiot et créa le jeu à cette intention. La troisième enfin attribue à Wu, vassal de Chieh (qui règne de 1818 à 1766) l'invention du Go. Wu serait également l'inventeur des cartes à jouer.
Ces trois légendes forment une base sur laquelle on a pu broder : Wu n'aurait fait que redécouvrir un jeu du à Yao ou Shun...
Ces légendes sont jolies, mais n'ont pas grand-chose à voir avec la réalité historique. Toutefois il est probable qu'elles sont "vraies" sur deux points : la datation (naissance du jeu il y a trente ou quarante siècles), et l'origine sociale (pendant 2500 ans, le Go a été réservé à l'aristocratie et certains nobles).
2. Les origines
A franchement parler, les origines du Go sont mal connues. Les documents qui prétendent les dévoiler sont parcellaires et souvent contradictoires. On peut toutefois s'en faire une idée assez précise.
A - Les origines géographiques
Le go est probablement né au Tibet il y a 4000 ans. Cette hypothèse est soutenue par un ensemble cohérent d'informations que nous aurons l'occasion d’examiner plus bas.
Savoir comment le Go est entré en Chine est un problème difficile. En effet, Chinois et Tibétains n'avaient à l'époque que peu de rapports culturels. La géographie de la région ne s'y prête d’ailleurs pas. Il est bon de se souvenir que la Chine antique n'a pas grand-chose à voir avec la Chine du XXè siècle : les civilisations d’alors sont regroupées dans le nord, autour du Fleuve Jaune et du Yang Tse.
Deux hypothèses sont envisageables. La première utilise la route de la Soie, connue depuis fort longtemps, et seul contact entre l'est et l'ouest. Cette hypothèse est probablement fausse. La seconde rappelle que, vers l'an 1000 (av. J.-C.), les Tibétains ont envahi la Chine du nord, et en particulier ont occupé Chang An, capitale Tang. Les envahisseurs auraient laissé le Go qu’ils avaient apporté. Cette hypothèse est plus solide.
B - La fonction originale
Rien ne prouve que le matériel avec lequel on joue ait été construit pour cela. Au contraire, on a toutes les raisons de penser que ce n’est pas le cas. Le goban, déjà, avec ses 361 intersections (ou 289, dans sa version 17 X 17 que nous verrons plus bas) est une figure compliquée et difficile à construire si on ne connaît pas la géométrie. Sa construction nécessite un effort important, et il est peu probable qu'il ait été fourni pour construire un passe-temps. D'autre part, les pierres avec lesquelles on ,jouait (?) ont commencé par être de très grande valeur : elles étaient souvent en jade. Il est peu probable que de tels trésors n'étaient constitués que pour le jeu. D'un autre côté, il faut se souvenir qu’une fois le matériel construit, il suffit d'introduire la règle de prise pour obtenir le Go...
Donc : la fonction première du matériel n’était probablement pas le jeu. Certains pensent qu'il était utilisé pour des pratiques divinatoires, en liaison avec des philosophies antiques. Nous ne nous aventurerons pas dans ce labyrinthe, d'autant que cette hypothèse est peu sérieuse.
Une idée qui semble plus intéressante propose que le goban et les pierres aient eu pour fonction originale d'être un calculateur - une sorte de boulier. Elle s’appuie sur plusieurs arguments :
- Les goban comportent neuf hoshi qui n’ont aucune fonction au Go (d'autant plus qu'en règle chinoise, il n’y a pas de handicap préétabli). Par contre, ces points marqués sont pratiques pour repérer des nombres, et leur disposition symétrique permet de nombreuses combinaisons. (Il est vrai qu'on peut également considérer que les hoshi servent à faciliter la perception du goban en cours de partie).
- La Rome antique utilisait également des calculateurs qu’on utilisait en disposant des pierres sur un quadrillage.
- A l'époque probable d’apparition du Go - ou plus exactement de l'ensemble goban + pions, l’astronomie de civilisations relativement proches (Mésopotamie, Bassin de l'Indus), utilisait une base de calcul duodécimale. Problème : un quadrillage 17 X 17 ou 19 X 19 est-il pratique pour calculer en base 12 ?
- Pendant très longtemps, le jeu a été réservé à une certaine "élite" sociale. Or la manipulation de grands nombres n’était nécessaire qu'aux astronomes, grands commerçants et grands administrateurs, qui auraient pu commencer par utiliser le goban comme un calculateur...
Ainsi, si rien n’est véritablement prouvé, l'hypothèse de l'origine du Go comme calculateur est tout de même très intéressante.
C - Les formes originales
Le jeu actuel utilisé en Chine se joue sur 19 lignes, mais les vieux livres chinois décrivent le jeu comme se jouant sur un quadrillage de 17 lignes. C'est par exemple le cas du I-Ch’ing, écrit par Kan Tanjun sous les Trois Dynasties. Or, jusqu’à très récemment, tous les goban connus étaient de 19 lignes, y compris ceux qui dataient de la même époque que les livres qui décrivaient les 17 lignes…
C’est il y a quelques années qu'on a découvert des goban de 17 lignes. Le premier a été découvert par hasard à Hochien, en Chine du nord. Eh creusant pour un chantier, on a découvert deux tombes de la fin de l'époque Han, dont une contenait un goban 17 X 17. Le second est apparu de façon extraordinaire en 1959, le prince du Sikkim est venu en voyage officiel au Japon avec... un goban 17 X 17 sur lequel il avait appris à jouer au Go par le Dalaï Lama ! Incroyable, mais probablement vrai, c'est il y a vingt ans qu'on a découvert qu'on jouait au Go sur 17 lignes au Tibet ! Ceci, évidement, renforce l'idée selon laquelle le Go serait né au Tibet.
Il vient tout de suite à l’esprit que la forme 17 serait une forme primitive de la forme 19. Cette idée, encore souvent rencontrée, est probablement erronée. En effet, tout laisse penser que se sont deux formes du Go, l'une sur 17, l'autre sur 19 lignes, qui se sont développées en même temps, mais dans des régions de Chine différentes.
A une époque où on jouait sur 17 lignes, sous la dynastie Sung, est publié le Boyu Siraku Shu, recueil d’essais sur les "passe-temps innocents", qui comprend des parties notées... sur 19 lignes. L'hypothèse du faux étant peu recevable, il faut bien accepter l’idée de la simultanéité des deux formes.
Cette conception est renforcée par le fait que le Go a eu deux noms dans la Chine antique : il est appelé Wei Ch’i au sud, et Wei Yi dans le nord du pays… Or, dans le nord on jouait sur 17 lignes, et sur 19 dans le sud. Mais les règles étaient également différentes ; la forme Yi déclarait gagnant celui qui, en fin de partie avait le plus grand nombre de pierres vivantes sur le jeu ; la forme Ch’i déclarait gagnant celui qui avait le plus grand territoire.
Ainsi, la distinction Yi-Ch’i ne correspond pas seulement à des différences dialectales comme on l'a longtemps cru, mais également à deux réalités distinctes. En Chine antique, le nord et le sud était de cultures différentes, et avaient relativement peu de contacts (les peuples du sud étaient considérés comme des "Barbares" par ceux du nord). Il est donc probable que les deux formes se sont développées parallèlement. La forme Yi, en Chine du nord depuis le Tibet, la forme Ch’i le long de la côte sud vers la Corée suivant les migrations tibétaines importantes de l'époque. C’est la forme Ch’i qui passera en Corée, puis au Japon de façon géographiquement naturelle. Donc, contrairement à ce qu'on pense quelquefois, la règle utilisée aujourd'hui au Japon n' est pas japonaise, mais chinoise... On semble ne pas savoir comment s’est effectuée la séparation des deux formes. Comme nous allons le voir, c’est la forme Yi qui l’emportera en Chine, mais sur 19 lignes...
3. Le développement en Chine
A partir des environs de 1000 av. J.-C., le Go se répand en Chine sous ses deux formes, Yi et Ch’i. Il n’y est joué que parmi les aristocrates et les nobles. Malgré qu'il soit répandu dans les milieux intellectuels, il ne fera l'objet d'études théoriques sérieuses : l'analyse de parties jouées à plusieurs siècles d'intervalles ne montre aucune évolution. La première partie notée a été jouée au IIè siècle.
La première période dorée du Go date du début de notre ère : le jeu apparaît souvent dans les poèmes et les allégories. Le poète Ma Yung (79-166) célèbre le jeu dans ses œuvres. De nombreuses anecdotes nous sont restées de cette époque : aux alentours du IIIè siècle un certain Hsieh An était en guerre avec son neveu Hsieh Hsiian. Après de terribles combats, les deux hommes décidèrent de régler leur dispute sur un goban. L'histoire ne dit pas qui l'emporta. Au VIè siècle, Osan éberluait ses contemporaine en reconstituant les parties qu'il venait de jouer. Cette anecdote montre que le niveau de l'époque n'était pas très élevé : rejouer une partie est à la portée de n'importe quel joueur moyen moderne. A l'époque, les meilleurs joueurs recevaient le titre de Kisei "Saint de Go". Les premiers livres consacrés au Go sont publiés sous la dynastie Tang (VII-Xè siècle).
La généralisation du jeu sur 19 lignes est probablement due à des considérations esthétiques, et se déroule à peu près en même temps que la généralisation de la forme Yi, qui s'effectue pour des raisons toutes différentes, après l'avènement de la dynastie Ming (1368-1644).
La dynastie Ming, créée par les Han peu après l'invasion des mongols (qui régnèrent un temps en Chine) avait pour principe la restauration des antiques civilisations du nord, en faisant revivre le confucianisme, et en forçant le respect pour les valeurs traditionnelles du nord. La doctrine de Confucius devint la seule doctrine officielle. A cette époque, la civilisation chinoise s'était considérablement développée vers le sud : il importait donc de soumettre ceux qui auraient pu avoir d'autres attaches culturelles.
Or le Go, pour Confucius, c'est le Wei Yi; c’est sous ce nom qu’il apparaît dans ses œuvres. Entre autres choses, la soumission de l'aristocratie qui seule jouait au Go, passait par l'adoption de la forme Yi. Ce sont donc des raisons socio - politiques qui ont provoqué la généralisation de la forme Yi, qui se maintiendra en Chine jusqu'à nous.
Depuis le IIè ou IIIè siècle, le Go avait atteint la Corée sous sa forme Ch'i et les premiers contacts avec le Japon s'établirent peu après.
Chapitre 2 : La période préclassique
Si la période 754-1604 a été baptisée " préclassique ", c'est simplement parce que pendant ces 850 années il ne va pas se passer grand chose relativement au considérable développement que connaîtra le Go dans la période 1605-1868, dite classique, au cours de laquelle il deviendra un jeu quasi-officiel, fera l'objet d’études théoriques et atteindra ses premiers sommets.
Les premiers contacts du Japon avec le Go eurent probablement lieu vers le IIIè siècle via la Corée. A cette époque, le Japon n'était que très peu développé. Son entrée officielle se fait en 754, lorsqu'un ambassadeur en Chine revient dans son pays, un jeu dans ses bagages. A cette époque, le Japon s’était mis à l'école de la Chine, dont la civilisation était à son apogée (dynastie Tang). La Chine exerçait une sorte de fascination sur les japonais qui "importèrent" l'écriture, le bouddhisme, les techniques, l'organisation administrative de l'état et même les modèles d'urbanisme : Kyoto nouvelle capitale de l'empire nippon se veut une réplique en miniature de Tch’ang Ngan, capitale chinoise...
Le Go s'installe donc à la cour de Kyoto, grâce au mimétisme japonais. Il est joué parmi les courtisans, et il est interdit d'y jouer en dehors de la cour ! Le niveau reste bas. Au IXè siècle, un prince japonais engage Koshi Gen, meilleur joueur chinois de l’époque pour en faire son professeur. Un jour, las de perdre toutes ses parties, il décide de jouer le symétrique de son adversaire... et gagne ! Cette anecdote montre que le niveau n'était pas très haut. Mais un niveau bas n'empêche pas l'enthousiasme : Wakino Ason Sadaomi, un courtisan, est connu pour avoir tout perdu à cause du Go. Du jour où il a appris à jouer, il n'a plus fait que cela...
Le premier événement important dans l’histoire japonaise du Go intervient au XIè siècle : le prince Kiowara lehira introduit secrètement le jeu dans les villes de Dewa et Oshu, où il se développe rapidement parmi les bourgeois et les nobles, puis dans le Japon tout entier.
Il est curieux de constater que cette désobéissance du prince - on ne pouvait jouer qu'à la cour - qui va permettre au jeu de se répandre dans tout le pays, intervient à une époque d'instabilité politique et de remise en cause de l'autorité impériale.
Au XIè siècle également, Dame Murasaki écrit le Gengi Monogatari, dans lequel est décrite une partie de Go entre deux courtisanes. Le Go fait partie intégrante de la culture japonaise. En 1186, le régent Hojo Yoshitoki, qui gouvernait alors le Japon est en train de jouer au Go lorsqu'on vient lui annoncer la trahison de Wada Toshimori. Ce n'est qu'après avoir terminé tranquillement sa partie qu'il s'occupa de mater la révolte.
La première partie japonaise notée daterait du XIIIè siècle. En fait, son authenticité est plus que douteuse il est probable qu'elle a été créée de toutes pièces soit par Hayashi Genbi au XIXè siècle, soit par la famille Honinbo, car elle était très liée à la secte bouddhiste Nichiren, dont l'un des deux joueurs est le fondateur...
A partir du XIIIè siècle le jeu est très populaire dans les milieux militaires. On dit même qu'un jeu était inclus dans le paquetage du soldat et que, une fois la bataille terminée, les adversaires se retrouvaient sur un goban.
Aux XVIè et XVIIè siècle, de nombreux moines, écrivains ou commerçants deviennent célèbres par leur talent au Go. Ces bons joueurs étaient invités à la cour de Kyoto ou par les daimyos, seigneurs locaux, pour jouer contre les princes ou faire des parties de démonstration. Ces parties de démonstration pouvaient durer très longtemps mais étaient suivies avec attention par l'assistance : savoir apprécier une partie était un signe de finesse sociale. Le jeu est alors très développé dans la bourgeoisie et l'aristocratie : son apprentissage fait partie d'une bonne éducation. Il est l'un des quatre arts royaux : calligraphie, peinture, harpe et Go.
L'arrivée au pouvoir du Shogun Ieyasu Tokugawa, et sa décision en 1605 de fonder une Académie nationale de Go vont bouleverser l'évolution du jeu. Mais il aura fallu deux mille ans de jeu chinois, et presque mille ans d'histoire japonaise pour permettre l'éclosion de la période classique développée dans le prochain chapitre.
Le Go au Japon par François Petitjean
Nous avons vu dans le précédent numéro comment était né le Go, comment il s'était installé au Japon et comment il était devenu un élément de la culture japonaise, principalement répandu dans les milieux aristocratiques et religieux, mais également développé dans la bourgeoisie et l'armée. Nous voici à l'aube du XVIlè siècle. La situation historique du Japon va permettre un fantastique bond en avant lorsque le Shogun leyasu Tokugawa fondera la Go-In, Académie Nationale de Go.
Chapitre 3: La période classique
Le Japon politique est dans un triste état à la fin du XVIè siècle. L'unité nationale, si elle a jamais existé, a disparu. Les seigneurs régionaux (daymios) ne respectent plus l'autorité centrale, et se battent entre eux pour le contrôle des provinces. Alors commence à se dessiner un courant unificateur. A la fin du XVIè siècle, Hideyoshi installe son autorité sur l'ensemble du pays, mais ne réussit pas à rétablir le calme intérieur et se lance dans quelques expéditions militaires en Corée où il s'enlise. Il meurt en 1597.
Après des luttes intestines de succession, leyasi Tokugawa prend le pouvoir en 1602. Il entame alors une vaste entreprise de réforme, écartant pour presque 300 ans l'Empereur du pouvoir, transformant les structures administratives, déplaçant la capitale de Kyoto à Edo, et complète l'ensemble par un rattachement culturel aux racines du Japon : le Go deviendra naturellement un élément de cette politique. Depuis plus de dix siècles, on y joue à la cour.
La fondation du système professionnel
Aux tous premiers jours de sa prise de pouvoir, Tayasi décide la fondation d'une académie, mais elle avait disparu après quelques années. La direction de cette nouvelle académie est confiée à Nikkaï, moine bouddhiste de la secte Nichiren, ami personnel du Shogun et meilleur joueur de l'époque. Nikkaï change alors son nom en celui de Honinbo Sansa.
Le salaire et les avantages matériels que reçoit Honinbo le mettent à l'abri de tout souci. (A titre d'exemple : Honinbo Sansa recevait, entre autres, 300 Koku de riz par an. 1 koku est la quantité nécessaire pour nourrir une personne pendant un an). Lui et les autres professeurs et leurs disciples ne doivent se consacrer qu'à l'étude du Go. Nikkaï abandonne ses charges monastiques et prend en main la direction de l'académie. il sera aidé dans cette tâche par les meilleurs joueurs, qui seront les professeurs des enfants dont on aura détecté le talent très tôt. Ce sont ces professeurs qui fonderont les trois autres grandes maisons de Go, avec les Honinbo : Yasui, Inoue, Hayashi. Kashio Rigen, fondateur de la maison Hayashi, était le principal rival de Honinbo Sansa : ils ont joué 374 parties ensemble! Mais Honinbo était le plus fort.
A cette époque, les joueurs de Go, comme les troubadours et les Maîtres escrimeurs allaient par le pays, proposant leurs services aux seigneurs locaux. Lorsqu'ils trouvaient bon accueil, ils s'installaient. Honinbo Sansa va organiser les joueurs professionnels, et inventer le système de classement encore en vigueur de nos jours : les dan. Le niveau le plus bas, shodan, sera donné à celui qui joue suffisamment bien pour vivre du Go. Il est séparé du niveau supérieur, 2 dan, par un tiers de pierre de handicap, lequel est lui même à un tiers de pierre d'un 3 dan... C'est à dire que trois dan d'écart correspondent à une pierre de handicap : un shodan joue avec un 4-dan à sen ( handicap d'une pierre, le joueur le plus faible joue avec Noir sans komi. Le système du komi, mis en place pour compenser l'avantage qu'a Noir de jouer le premier coup n'a été introduit dans le système professionnel que dans les années 1930, pour les tournois organisés par les journaux, et qui devaient être joués rapidement. Jusqu'alors, on jouait des séries de parties où les couleurs étaient alternées, mais qui duraient très longtemps). Il n'y a pas, en principe, de limite à un tel système. La coutume voudra néanmoins que, le sommet soit 9-dan, et ne soit atteint que par un seul joueur à la fois, lequel prendra alors le titre de Meijin. En presque trois siècles de vie, ce système ne permettra qu'à dix joueurs d'atteindre ce niveau.
Les 10 Meijin
Meijin = Maître. Ce titre "classique" n'a rien à voir avec le Meijin que l'on connaît aujourd'hui. Ce dernier n'est acquis que pour un an à l'occasion d'un tournoi réservé aux professionnels organisé par le journal Asahi, et aucun avantage spécial n'y est lié.
Sansa, 1er Honinbo (1559-1623)
Nakamura Doseki (fondateur de la maison
Inoue)
Sanchi, IIè Yasui (1617-1703)
Dosaku,IVè Honinbo(1645-1702)
Inseki, IVè Inoue
Dochi, Vè Honinbo (1690-1727)
Sakugen, IXè Honinbo
Jowa, XIIè Honinbo (1787-1847)
Shuei, XVIIè Honinbo
Shusai,XXIè Honinbo(1874-1938)
Au titre de Meijin était joint celui de Godokoro, et ce second titre n'était pas des moindres : le joueur qui réussissait à devenir Meijin-Godokoro était l'instructeur officiel du Shogun, seul autorisé à délivrer les promotions et les diplômes. Être Godokoro, c'était avoir la haute main sur le monde du Go. Ce titre était acquis à vie, mais restait vacant si aucun joueur ne réussissait à devenir 9 dan.
Les quatre grandes familles de Go se livreront des combats sans merci pour obtenir ce titre prestigieux, mais les Honinbo domineront largement la compétition. Tentatives de corruption et trafics d'influence n'étaient pas absents de ces affrontements, comme on le verra plus bas.
Si les joueurs de Go se battaient entre eux pour la charge de Godokoro, ils se battaient ensemble contre les joueurs de Shogi ( Échecs japonais. Le Shogi est un jeu extrêmement populaire au Japon, où il existe également un système professionnel). Les joueurs de Shogi étaient dotés d'une organisation semblable, et se battaient entre eux pour le Shogidokoro. Mais le Go avait la préséance et, au delà du prestige, il lui était accordé plus d'avantages matériels. La hiérarchie s'établissait ainsi:
1. Godokoro (si vacant,Honinbo)
2. Shogidokoro
3. Héritiers des autres familles de Go
4. Héritiers des autres familles de
Shogi.
En 1662, Go et Shogi sont placés sous l'autorité du Jisha Bugyo (Commissaire aux Monastères et Sanctuaires). Cette fonction était confiée à un groupe de hauts fonctionnaires qui l'exerçaient à tour de rôle par périodes d'un mois. C'est probablement à cause des liens entre Go et Bouddhisme que cette organisation a été établie.
En 1664 est mise en place la coutume des O-shiro-go, parties jouées en présence du Shogun pour le titre de Meijin. En fait, les parties étaient jouées en dehors de la cour, car elles duraient extrêmement longtemps et étaient reproduites, à un rythme de jeu plus élevé, devant le Shogun. Ces parties, jouées sans komi, étaient presque toujours gagnées par le joueur noir.
Blanc, pour avoir une chance de gagner, devait être extrêmement agressif, ce qui donnait des parties très spectaculaires. La coutume voulait que les joueurs, pour jouer en cour, aient les cheveux rasés. Certains, comme Ota Yuzo, sont passés à côté du Meijin pour avoir refuser de se couper les cheveux...
Honinbo Sansa, moine bouddhiste "détaché", ne pouvait se marier ni avoir d'enfant. Il choisit, pour assurer sa descendance, d'adopter son disciple préféré qui perpétuera le nom de Honinbo. La plupart des Honinbo furent moines, et aucun ne fut le fils naturel de son "père". Dans les trois autres familles, par contre, les liens avec le bouddhisme étaient beaucoup plus lâches, et les héritiers étaient généralement les enfants. Ces quatre grandes familles : Honinbo, Inoue, Yasui et Hayashi se perpétueront jusqu'à la fin du XIXè siècle. Shusai, XXIè Honinbo, mourra en 1938, léguant son nom et son titre de Meijin à la Nihon Kiin (Principale organisation de professionnels de Go, fondée dans les années 1920).
Le début du XIXè siècle fut le grand moment de l'Époque Classique. Le jeu était florissant (on comptait au XIXè siècle 250 à 300 professionnels, contre 400 aujourd'hui) et la théorie faisait des progrès. Au cours de la première moitié du siècle, quatre joueurs étaient assez forts pour prétendre au Meijin : Inoue Genan Inseki, Honinbo, Genjo, Yasui Chitoku et Honinbo Shuwa. On les appelait les Quatre Sages. A l'époque Temp ( 1830-1844), cette situation se reproduit. Quatre joueurs, 8 dan, ont leurs chances de devenir Godokoro et Meijin : Inoue Ganan Inseki, Honinbo Jowa, Yasui Senchi et Hayashi Genbi. Pour obtenir la charge tant convoitée, Jowa intrigue et devient Meijin en 1831 sans jouer une seule partie ! Les trois autres contre attaquent et forcent Jowa à démissionner. Le déshonneur tombe alors sur la maison Honinbo, et cet épisode malheureux empêchera, quelques années plus tard, Shuwa de devenir Meijin.
Ce scandale pour le Meijin n'était pas le premier : 200 ans auparavant, la maison Yasui avait déjà été sur la sellette. En 1668, lorsque Yasui Senchi devient Meijin, on prétend que c'est grâce à des pressions politiques. Le chef de la maison Honinbo, Doetsu, se plaint alors au Jisho Bugyo, et réclame un match contre Senchi. Cette démarche n'est pas innocente : en prétendant que Senchi est un usurpateur, Doetsu critique ceux qui l'on nommé, donc ses supérieurs... Sa requête est acceptée, mais il est prévenu que s'il perd il sera condamné à l'exil. La légende veut que Doetsu ait proposé sa tête en cas d'échec... Soixante parties doivent départager les deux joueurs, jouées au rythme minimum de vingt parties par an. Doetsu voulait jouer à égalité, mais son grade officiel n'était que 7 dan, et il était, à l'époque, hors de question de faire jouer à égalité deux joueurs de forces différentes. Il jouera donc avec noir (sen). La première partie est jouée en 1668 et se termine par un jigo ( match nul), dû à un truquage de la partie conformément à la coutume qui voulait qu'une série de partie débute par un jigo. A la seizième partie, Doetsu a neuf victoires, trois défaites et trois jigo. Le handicap est transformé en sen aï sen.
Finalement, Senchi abandonne en 1676, et démissionne de son poste de Godokoro, mais reste Meijin ! Doetsu ne voulait pas devenir Godokoro et confie cette tâche à son disciple Dosaku, puis se retire de la compétition. A l'époque, cette victoire était apparue comme un triomphe pour Doetsu. Mais l'analyse moderne montre que, même dans la défaite, Senchi avait montré plus d'expérience.
L' époque classique fut également la grande période de développement théorique, Déjà au XVIlè siècle, Yasui Santetsu avait essayé de jouer le premier coup sur le bord, dans une partie contre Nakamura Doseki. Un combat gigantesque était issu de ce Noir 1, mais Santetsu avait perdu cette partie. Quelques joseki existaient, aux XVIIè et XVIIIè siècles, mais c'est au XIXè qu'il va s'en créer le plus grand nombre. Cette évolution se poursuivra, bien entendu au XXè siècle. De même, les grands principes stratégiques furent connus tôt, mais les conceptions plus fines n'apparurent qu'au XIXè siècle.
Le Go au Japon par Pascal Reysset
L'apogée de la période classique 1770 - 1860
1770 : Entre Edo (future Tokyo) et Kyoto, sur la route du Tokaido si remarquablement illustrée par Hokusai, passe une procession triomphale et somptueuse avec palanquins, musiciens, hérauts et le Mont Fuji comme décor.
1860 : L'amiral Perry, dont la flotte tonne dans la baie de Nagoya fait trembler dans son palais de pierre et de paille le dernier des Shogun, qui sait que sonne le glas de l'isolationnisme japonais et de la dynastie des Tokugawa.
1770 : C'est l'apogée de la période classique du go ; le Honimbo, Meijin et Godoroko Satsugen (1733-1788) se rend en grande pompe au temple Jakkoji de Kyoto pour honorer la mémoire du premier Honimbo Sansa et introniser officiellement son successeur, le dixième Honimbo, Retsugen (1750-1808).
1860 : Commence la fin de la période classique ; les secousses politiques et les circonstances humaines de l'époque vont faire basculer totalement le monde du go.
En définitive, se plonger dans l'histoire du go au Japon, c'est pour l'Occidental reconstituer un puzzle grâce aux éléments que sont les faits historiques, les faits divers et les faits légendaires d'une fresque dont les thèmes et les motifs sont d'une remarquable stabilité à travers le temps.
Dans cette fresque, le XIXè est probablement la période la plus fascinante, puisqu'il marque l'apogée de la période classique, son pourrissement et les prémices de l'ère moderne.
C'est en 1600 que commence l'ère classique, quand le premier Shogun Tokugawa décide de repousser l'influence occidentale (commerce et christianisme entre autres) et de réaliser l’unification nationale par la récupération des valeurs traditionnelles chinoises et le renforcement de certaines classes sociales (moines, samouraïs, fonctionnaires ... ). Le jeu de go va alors devenir l'un des vecteurs idéologiques de cette stratégie, et il sera dès lors indissociablement lié à l'histoire du pays.
Comment expliquer autrement que par le respect de la tradition la pérennité, du XVIè au XIXè, des quatre mêmes familles ou écoles de go : Honimbo, Senchi, Inoue et Hayashi ?
A la fin du XVIIIè, sous l'influence du 9è Honimbo et très ambitieux Satsugen, le clan des Honimbo est redevenu le plus fort après une période noire, bien que les Senchi, qui s'appellent de génération en génération Yasui Senchi, leur donnent une bonne réplique. C'est ainsi que l'on va assister à la rivalité entre le 10è Honimbo Retsugen (1750-1808) d'une part et le 7è Yasui Senchi Sankaku (1775-1832) puis entre le 11è Honimbo Genjo ( 1775-1832) et le 8è Yasui Senchi Chitoku (1776-1838) d'autre part.
Si Kitani aimait beaucoup les parties inspirées de Yasui Senchi Senkaku, c'est probablement aux Honimbo Genjo et à la clairvoyance de Yasui Senchi Chitoku que l'on doit le décollage théorique du go au début du XIXè. Genjo et Chitoku sont également connus pour leur grande noblesse d'âme , tous deux 8 dan, l'un et l'autre étaient éligibles pour le poste unique de Meijin ou 9 dan. N'arrivant pas à se départager après 77 parties, par respect mutuel ils refusèrent le titre. Dans la mythologie du go, Genjo et Chitoku sont surnommés, avec le Honimbo Shuwa et Inoue Genan Inseki, les quatre sages.
Moins sage et moins scrupuleux fut le Honimbo Jowa, l'héritier de Genjo. Jowa, dont la force de combat sur le go-ban n'avait d'égale que son habilité diplomatique dans les couloirs du palais parvint à se faire nommer Meijin en 1831 sans même rencontrer ses rivaux d'alors, à savoir le vieux Yasui Senchi Chitoku, le chef des Hayashi Genbi et surtout Inoue Genan Inseki. C'est probablement en voulant venger l'affront fait à Inoue Genan Inseki que son successeur désigné joua, à 26 ans, une partie dramatique du 19 au 27 Juillet 1833 : se voyant perdu, le jeune Inoue Intetsu s'affaissa en avant, crachant le sang... et il devait décéder quelques jours plus tard.
En 1837 pourtant, les rivaux du 12è Honimbo purent déjouer les manœuvres de Jowa qui abandonna coup sur coup son titre de Meijin et celui de Honimbo passant le relais au modeste (il était seulement 7 dan) Josaku.
Jowa déchu, Chitoku mort en 1838, Inoue Genan Inseki avait alors toutes les chances de devenir Meijin. Malheureusement pour lui, le clan des Honimbo abat sa dernière carte et demande au Shogun que Genan rencontre le successeur désigné de Josaku, le redoutable Shuwa, qui a 20 ans à l'époque. Par trois fois les deux joueurs se rencontrèrent, et trois fois, Genan, avec Blanc, perd sous le regard moqueur de Jowa qui déclare : "Genan aurait pu être Meijin dommage qu'il soit né au mauvais moment".
Dommage en effet, car Inoue Genan Inseki (1798-1859) est un personnage bien sympathique. D'origine samouraï, expert en politique, laid mais plein de charme, Genan à le goût des patronymes (il change cinq fois de nom) et des voyages ; c'est ainsi que brisant l'interdit gouvernemental il tente d'aller en Chine où il voulait fonder une école (le go était alors décadent en Chine). Sa tentative échoua à cause d'une tempête, et Genan dût se contenter de rester le faire-valoir de Shuwa dont le règne commence.
Genan écarté, Shuwa (1820-1873), qui n'héritera du titre de Honimbo qu'en 1847 à la mort de Josaku, rencontre et bat régulièrement, grâce à sa supériorité dans le fuseki, les quatre meilleurs joueurs de l'époque Temps (1830-1844): Ito Showa, Ota Yuzo, Yasui Senchi et Sakaguchi Sentoku.
C'est Yasui Senchi (1810-1858), 9è du nom et successeur de Chitoku qui donnera le plus de fil à retordre à Shuwa. Il aurait pu être plus fort s'il n'avait eu un penchant assez prononcé pour l'alcool, les femmes et la chanson. Ce type de libertin facilement ivre même la veille des grands matches se rencontre assez fréquemment dans l'histoire du go. Ce besoin de défoulement et ce goût du plaisir s'expliquent après tout aisément quand on connaît le caractère à la fois exigeant et délectable d'une partie de go sérieuse.
Ito Showa (1801-1878) fut à la fois "l'homme d'affaires" et l'adversaire de Shuwa. Mais ce fut aussi l'un des piliers de la famille Honimbo : élève pauvre de Genjo 11è Honimbo, il est nommé 6 dan par Jowa 12è Honimbo, 7 dan par Josaku 13è Honimbo et devient 8 dan sur ses vieux jours après avoir découvert l'héritier désigné de Shuwa : Shusaku.
Ota Yuzo (1807-1856) lui, est un élève de la famille Yasui. S'il n'a guère posé de difficultés à Shuwa, il donnera beaucoup plus de fil à retordre à Shusaku en 1853, les deux joueurs s'affrontent en un match de trente parties qu'Ota Yuzo perd honorablement. Bien de sa personne, il faisait figure de play-boy, et c'est parce qu'il ne voulait pas se laisser couper les cheveux, comme le voulait la coutume, qu'il ne joua jamais les fameuses parties de palais devant le Shogun.
L'époque est véritablement foisonnante de joueurs brillants, car déjà surgit Shusaku (1829-1862). C'est à l'âge de 8 ans que ce dernier est repéré par Ito Showa ; à 9 ans il vient à Edo pour devenir l'élève du 12è Honimbo Jowa, et à 11 ans il est déjà 1 dan professionnel. ( L'un des plus remarquables prodiges de l'histoire du go est sûrement Ogawa Doteki, élève du 4è Honimbo et Meijin Dosaku. Doteki est 6 dan à 13 ans et devient le successeur désigné de Dosaku à 15 ans. Il meurt malheureusement à 21 ans).
1848 est une année forte pour Shusaku : il devient 6 dan, l'héritier désigné de Shuwa qui l'adopte, l'époux de la fille de Jowa, et il joue sa première partie de palais devant le Shogun. Il jouera au total 19 de ces parties, les gagnant toutes, fait unique et prestigieux. Shusaku jouera également 27 parties contre son jeune maître Shuwa (ils ont neuf ans de différence) et il les gagnera presque toutes ; il faut toutefois noter que, par respect pour Shuwa, Shusaku jouait toujours avec Noir, ce qui constituait un gros avantage puisqu'il n'y avait alors pas de komi.
Modèle de dévotion, mari agréable,
Shusaku avait un faible très prononcé pour le quartier des geisha. On raconte
qu'il fut surpris un petit matin, au sortir d'une de ses nuits blanches, par
Shuwa :
- Où étais-tu ? demanda ce dernier
- Oh ! j'ai joué toute la nuit au
go
- Avec qui?
- Avec Ota Yuzo
- Montre-moi la partie.
Shusaku montre la partie, et Shuwa
s'étonne :
- C'est curieux, je ne reconnais pas le
style de Yuzo !
Shusaku avoue enfin qu'il n'a pas joué
mais qu'il a passé du bon temps avec quelques geisha ; il ajoute qu'il n'est
pas fait pour devenir un champion et qu'il veut renoncer au go. Shuwa est
d'abord effondré, puis se reprend :
- Après tout, tu as raison d'en
profiter.... mais la prochaine fois fais-moi signe, je viendrai..., et
peut-être Ito Showa aussi."
Shusaku aurait eu tort de se priver ; il
devait mourir à 33 ans, victime du choléra. Ce n'est qu'à titre posthume
qu'il eut l'honneur d'être Honimbo.
Cette mort annonce le déclin de l'ère classique, et pour Shuwa la fin de la période faste : il ne parvient pas en effet à se faire nommer Meijin. Le shogunat est en fait confronté à de nombreuses difficultés politiques, et ne s'occupe plus de go. Autre souci pour Shuwa, son ancien disciple, Muraze Shuho vient de créer une organisation nouvelle qui va à l'encontre des principes classiques et des clans existants.
En 1868, le Shogun est renversé et une ère nouvelle s'ouvre pour le Japon.Le pouvoir retourne dans les mains de l'empereur, qui fait le ménage dans son palais et coupe les vivres des joueurs de go. Shuwa mourra cinq ans plus tard dans la misère, laissant de nombreux fils et disciples.
Ce sont ses fils : Shuetsu (15èHonimbo), Shugen(16è Honimbo), Shuei (17è et 19è Honimbo) et ses disciples, en particulier Muraze Shuho fondateur de l'école Hoensha et 18è Honimbo qui vont marquer la période de transition entre l’ère classique et l'ère moderne (1868-1922). Ce sera la matière de notre prochain article.
Le Go au Japon par Pascal Reysset
1868-1924
Nous avions quitté l'histoire du go au Japon il y a environ un siècle alors que l'empereur, récupérant le pouvoir en 1868, lançait délibérément son pays dans la bataille économique mondiale. Pour ce faire, il libéralise l'économie. et supprime les privilèges de la classe samouraï pour mieux permettre aux classes bourgeoises et industrieuses de se développer. Dans ce grand élan nationaliste moderne, le système classique du go est promptement balayé, et seule l'une des quatre grandes académies parvient à survivre, à savoir celle des Honimbo, grâce à la solidité du clan et au prestige passé.
Dans ce revirement politique, un homme, aussi bon joueur de go qu'organisateur, sait parfaitement sentir le vent de l'histoire tourner et fonde les nouvelles bases du go moderne : il s'appelait Murase Shuho (1838 - 1886). C'est en effet lui qui, en créant la "Hoensha", est à l'origine des idées qui seront si bien utilisées au XXè siècle pour sauver et développer le jeu.
Pour comprendre l'énergie que mit Murase Shuho à créer une organisation rivale, qui allait à l'encontre du système classique, et qui contribuera à faire éclater l'académie Honimbo, il faut remonter dans le temps, et plus précisément jusqu'en 1848. Cette année là, Shusaku épouse la fille du 12è Honimbo Jowa et est adopté par le 13è Honimbo Shuwa. Il fait dès lors figure d'héritier désigné du titre de Honimbo, au grand dam du tout jeune Murase Shuho qui tentera sans succès, au fil des ans, de montrer qu'il pouvait succéder à Shuwa.
On sait ce qu'il adviendra : la mort prématurée de Shusaku, les difficultés politiques du Shogun et celles de la famille Honimbo, puis l'avènement de l'ère Meiji. C'est à cette époque que Shuwa "claque" les portes coulissantes de la famille Honimbo et crée à Tokyo la Hoensha.
Celle-ci regroupe en fait les joueurs professionnels isolés et ambitieux qui, plutôt que d'essayer d'intervenir à la cour impériale pour conserver leur minimum de subventions gouvernementales, tentent délibérément de trouver d'autres solutions pour sauvegarder leur passion et leur gagne-pain. Première action de la Hoensha : créer une revue. Deuxième action : établir un système de classement rationnel permettant aux amateurs d'affronter les professionnels. Troisième action : ouvrir les écoles de go, en autorisant une pédagogie directe et non rituelle. C'est d'ailleurs Murase Shuho lui-même qui enseigne le jeu au premier joueur européen, l'Allemand Korschelt.
Pendant ce temps, après la mort de Shuwa, l'académie Honimbo décline, d'autant que ses successeurs, ses fils Shuetsu et Shugen, ne sont pas très brillants. Il faut attendre le 17è Honimbo, Shuei, pour trouver un joueur plus doué, et surtout de bonne volonté. En effet, Shuei décide de tenter de réunifier le monde du go, et il accepte que son propre titre de Honimbo soit remis en jeu pour être attribué au meilleur joueur du moment. Ainsi est organisé un jubango entre Shuei et Murase Shuho. Ce dernier l'emporte, atteignant enfin le couronnement de sa vie ; malheureusement il mourra la même année. Shuei récupère le titre (c'est le premier joueur à l'avoir reçu deux fois), devenant 19è Honimbo ; il avait en outre été plusieurs années auparavant le leader de la famille Hayashi !
Le règne de Shuei va durer jusqu'en 1904, mais déjà deux jeunes joueurs émergent. D'un côté Tamura Hoju, joueur étoile de la Hoensha ; de l'autre Karigame (Junichi) à qui va la préférence de Shuei.
La rivalité entre le Honinibo Shusai (1 dan à 13 ans et 8 dan à 32 ans) et Karigame va être terrible de 1910 à 1924 ; elle est tellement exacerbée qu'en 1920 une partie dure la bagatelle de 240 heures étalées sur 5 mois. Le coup le plus long n'a pas demandé moins de 9 heures ! Cette lenteur, explicable par l'importance de l'enjeu et l'opposition entre les Honimbo et les Hoensha, devenait dangereuse pour la popularité du go.
Pour résoudre cette crise, deux groupes se constituent : la Hisekai (le Club des Sages), comptant quatre membres dont Karigame, et la Rokkakai (le Club des 6 Fleuves), composée de brillants jeunes gens (qu'on en juge : Iwamoto, Kitani, Maeda, Murashima et Hashimoto Utaro !). Ces deux groupes tendent à rejeter dos à dos l'académie Honimbo, dont la tradition est maintenant défendue par Shusai, et la Hoensha qui parait désorganisée après la première guerre mondiale.
Ce sont donc les joueurs eux-mêmes qui tentent de repartir sur de nouvelles bases ; et cette fois, ils sauront trouver les deux alliés qui ne les quitteront plus : d'une part, les journaux, ravis de patronner des tournois et d'offrir des problèmes aux lecteurs, et d'autre part des financiers, heureux de devenir les mécènes d'une des grandes valeurs de la culture sino-japonaise.
C'est ainsi qu'en 1924, à l'Impérial Hôtel de Tokyo, est proclamée, avec l'apport financier du baron Okura, la création de la Nihon Ki-in. Pour la première fois, une seule organisation réunit tous les joueurs de go, traditionnels et modernes, vieux et jeunes, professionnels et amateurs. Dès lors, le monde du go va faire un bond considérable, au Japon bien sûr mais aussi à l'étranger.
Le Go en Chine par François Petitjean
Depuis quelques années, les Chinois sont arrivés en force sur la scène du Go mondial. Le Championnat du Monde amateur qui se tient chaque année depuis 1979 à Tokyo a permis aux joueurs Chinois d'apparaître sous les projecteurs. C'est ainsi que Nie Wei Ping, Chen Zu De, Ma Xiao Chung ou Shao, Champion 1981 sont devenus des stars du Go mondial. Chez les femmes, Kung Shang Ming est reconnue par tous comme la meilleure joueuse du monde. Mais également la Chine montre sa volonté d'ouverture en envoyant régulièrement des délégations dans les grandes manifestations du Go européen depuis 1979, année qui vit la première apparition d'une équipe chinoise au Congrès Européen de Paris.
En fait, cette percée n'est qu'apparente car le Go est présent en Chine depuis des millénaires.
On a peu d'informations sur l'histoire du Go en Chine. Beaucoup moins en tous cas que sur l'histoire du Go au Japon. Des articles sur ce sujet sont publiés de temps à autre dans la revue chinoise Weiqi, mais sont difficilement accessibles. En tout cas aucun travail de fond n'a été entrepris sur le sujet en Chine.
Le Go est né au Tibet ou en Chine du nord il y a peut être 4000 ans. Ses origines sont douteuses : il est probable que l'objet avec lequel on joue a été inventé avant le jeu. Il pouvait s'agir d'une sorte de boulier. Cette hypothèse s'appuie sur le fait qu'on a retrouvé, en archéologie romaine, des calculateurs composés d'une grille sur laquelle on déposait des pions... Une fois le matériel construit, il ne manque plus que la règle de prise pour avoir un jeu de Go.
Les débuts du jeu lui-même sont confus. Il semblerait qu'il ait existé sous deux formes : la forme Ch’i qui se jouait sur 19 lignes avec une règle proche de la règle japonaise actuelle, et la forme Yi qui se jouait sur 17 lignes, avec une règle proche de la règle chinoise actuelle.
Si on ne dispose pas d'une histoire du Go à proprement parler, restent des constantes et quelques jalons. Au risque de faire hurler les sinologues, on peut considérer que la société classique chinoise a été relativement stable et dichotomique : deux classes, les paysans et les aristocrates la constituaient. Le Go était une activité noble, de cour, comme on pourra le voir plus bas, et était ignoré du petit peuple. C'était également le cas au Japon à la même période. Cette situation va durer tant bien que mal jusqu'à la Révolution de 1949, date à laquelle le jeu va commencer à se répandre dans le peuple.
Le Go, donc, apparaît très tôt dans l'histoire de la Chine. Confucius parle des vertus morales du jeu et Mencius cite également le Go.
La première partie notée date du Ille siècle après J. C. Elle fut jouée vers l'an 200 entre Sun Saku et Rohan. Elle montre que le jeu de l'époque était déjà très élaboré . En fait il n'y aura pas de très grands progrès jusqu'à l'époque moderne : on ne peut pas dire que les Chinois seront de grands théoriciens du Go. A cette époque, on jouait alors que Blanc et Noir avaient déjà placé deux pierres diagonalement sur les points 4-4 (les hoshi n'existaient pas), et Blanc jouait le premier coup.
On pensait jusqu'à récemment que le premier Traité de go chinois avait été publié sous la dynastie Tang, au VIIè siècle. En fait, les découvertes archéologiques de ces dernières années montrent qu'il faut remonter jusqu'aux Dynasties du Nord et du Sud (420-581) pour trouver un traité attesté, mais non encore découvert.
Plusieurs livres sont effectivement publiés sous les Tang : les Notes diverses sur les images célestes (Yun Xian Za Ji), le Traité de Go en 9 parties pour nourrir les rêves des dragons et des rois (Wang Ji xin meng qing lung tu qi jing jiu bu shou ji), les notes sur le milieu du ciel (Tian Zhong Ji) qui tous sont consacrés au Go.
Le plus célèbre est sans conteste le Livre des passe-temps innocents, publié sous la dynastie Song au Xè siècle. Cet ouvrage renferme un Traité en 13 articles, fortement inspiré des précédents, des parties notées, dont l'une date du IIIè siècle, et des problèmes de vie et de mort, dont le niveau est assez élevé.
Tout au long de l'histoire Chinoise, seront publiés des livres consacrés au Go. Tel le Traité Fondamental sur le go (Yuan Yuan qi jing), sous les Yüan (1606-1628)
Au XVIIè siècle, les jésuites sont en Chine. Mattéo Ricci, de retour en Occident publie une relation de son voyage sous le titre Histoire de l’Expédition Chrestienne au Royaume de la Chine.
Paragraphe consacré au Go dans l'édition de 1616, Lyon :
" Autre sorte de ieu le
plus sérieux qu’ils aient.
Il y a entr'eux vne sorte de jeu fort
sérieux qui est tel. Plusieurs ioüent sur vn damier de trois cens cellules,
auec deux cens pieces (ou dames) desquelles les vnes sont blanches, les autres noires. Auec ces
pieces I'vn tasche de ranger les pieces de l'autre au milieu du damier, à fin
que par apres il commande aux autres cellules. En fin celuy qui s'est emparé de
plus de cellules au damier est appelé vainqueur. Les Magistrats se plaisent extremement
à ce ieu, & passent souuent la plus grande partie du iour en ioüant ; car
entre de bons ioüeurs vn ieu dure souuent vne heure entiere. Ce luy qui entend
bien ce ieu, encorqu'il n'excelle en aucune autre chose est honoré, &
connuié de tous. Voire quelques-vns le choisissent pour maistre auec les
ceremonies accoustumees, à fin qu'ils apprennent de luy bien exactement toutes
les particularitez de ce ieu. "
Cette présence du Go à la cour impériale est confirmée deux siècles plus tard. En 1888, l'impératrice Ci Xi fait reconstruire le Palais d'été à Pékin, après qu'il eut été détruit par les occidentaux... Les peintres qui le décorent parsèment les allées couvertes des jardins de scènes de Go.
Après la révolution bourgeoise de 1911, la Chine traverse une période difficile : les guerres sino-japonaises, l'instabilité politique, la Révolution en marche font passer le Go au second plan. Mais il ne disparaît pas : en cherchant bien, on peut trouver chez les bouquinistes pékinois de vieux ouvrages datés de ces années. Et c'est dans les années 1920 qu'un enfant du nom de Wu Ching Huan est emmené au Japon pour y devenir un super-champion sous le nom de Go Seigen.
La Révolution chinoise de 1949 est un tournant dans l'histoire du monde : le Go prend également le virage. La disparition des barrières sociales classiques permet un relatif développement du Go. Toutefois le niveau reste faible et le nombre de joueurs peu élevé. Des compétitions sont pourtant organisées, une revue est publiée.
La Révolution Culturelle va, à partir de 1965, frapper la Go de plein fouet. Enraciné dans la Chine classique, et ainsi socialement marqué, le Go va être sévèrement critiqué et ses activités officielles vont disparaître : la revue Weiqi cessera de paraître, les livres ne seront plus mis en vente, seront brûlés disent certains, les compétitions seront interdites. Nie Wei Ping, qui sort du lycée au moment de la Révolution Culturelle, et qui est déjà très connu puisqu'en 1962 il était troisième au Championnat chinois des moins de treize ans, est envoyé comme des millions de jeunes intellectuels à la campagne. Il se retrouve dans la province du Heilongjiang, au nord de Pékin. Il y restera quatre ans : cette période ne semble pas être le meilleur souvenir de sa vie ... Les joueurs de Go chinois semblent avoir poussé un ouf de soulagement à la fin de la Révolution Culturelle.
Depuis cette époque, le Go a fait de gros progrès en Chine. On peut considérer qu'il ne s'est vraiment développé que depuis une dizaine d'années. Les progrès sont tant quantitatifs, par l'accroissement sensible du nombre des joueurs, que qualitatifs, puisque les Chinois sont aujourd'hui au top niveau mondial. Il semble que ce phénomène soit dû à une volonté marquée des autorités de développer le Go.
Le Go en Chine par François Petitjean
Nous avons vu, dans le précédent article, que le Go, né en Chine il y a presque 40 siècles, s'y était développé avec quelques vicissitudes. Depuis la Révolution Culturelle, le Go chinois est en plein essor : il est intéressant de comparer les informations contenues dans cet article à celles que donnait Dowsey en 1979, après un séjour de Go en Chine, à l'invitation des Chinois. Les progrès sont nets. Où en est-on donc en 1981 ?
Le nombre de joueurs de Go chinois est difficile à fixer, mais il est de l'ordre de plusieurs millions. On joue beaucoup à la maison mais peu dans la rue, alors que les joueurs de Xiangqi (Échecs chinois) eux, sont légion sur les trottoirs de Pékin ou dans les parcs. C'est, explique-t-on, que la concentration nécessaire pour jouer au Go interdit de jouer dans l'environnement bruyant du dehors. Tandis que le Xiangqi...
Le matériel de Go et la règle utilisés en Chine ne sont pas les mêmes qu'au Japon ou en Occident. Question matériel, les goban sont des quadrillages 19 X 19, naturellement, mais qui peuvent se trouver sur des supports variables : toile cirée, bois plat ou tissu. Quant aux pierres, elles sont convexes d'un côté et plates de l'autre, ce qui crée une sensation très curieuse à la main habituée aux pierres biconvexes. Question règle, la définition du territoire est différente de la règle japonaise utilisée en Occident. En règle chinoise, le territoire c'est l'ensemble des intersections encerclées par des pierres de même couleur plus les pierres encerclantes. La conséquence immédiate de cette définition est que les dame n'existent pas, que les prisonniers peuvent être tués sans pénaliser celui qui tue, etc...
En France, on a tendance à confondre règle chinoise et règle de Taiwan. C 'est une erreur : la règle n'est pas la même en République Populaire de Chine et à Taiwan . La dernière édition des règles du jeu utilisées en Chine Populaire date de 1979. Mais ces nuances, qui peuvent intéresser un juriste du Go ne sont pas suffisamment importantes pour empêcher de jouer ensemble un occidental naïf et un Chinois.
Les Champions nationaux sont très connus en Chine, surtout ceux qui ont eu des victoires à l'étranger et qui bénéficient pour leur popularité de l'amplification des médias. Si la conversation avec des Chinois non-joueurs arrive sur le Weiqi, le nom de Nie Wei Ping est prononcé spontanément. Et si, dans une librairie vous prononcez la phrase petit-nègre "Nie Wei Ping Weiqi Chu", c'est sans hésitation que le vendeur vous sort son dernier livre, sous l'œil étonné des autres clients.
Une autre approche du Go chinois peut être faite par ses organisations officielles. Le Weiqi relève de la Fédération Nationale des Sports, où la Commission Nationale des Échecs regroupe les Associations de Xiangqi, Échecs occidentaux et Weiqi. L'Association Chinoise de Weiqi est présidée par Monsieur Fang Yi, vice premier ministre. Que ce poste soit occupé par un dirigeant politique montre la volonté du gouvernement chinois de développer le Go.
L'organisation nationale organise et finance toutes les compétitions et déplacements des joueurs. Ceux-ci sont tous officiellement amateurs, bien que certains bénéficient d'aménagement dans leurs études ou leur travail, Qian Yu Ping, de Shanghai par exemple, 14 ans, est l'un des jeunes espoirs du Go Chinois. Lycéen, il poursuit une scolarité théoriquement normale, mais en fait, dispose de permissions pour assister aux compétitions, etc. Même chose pour un autre jeune champion de Shanghai, Da Yuan qui, à 18 ans est de la force d'un 9 dan pro japonais et est le favori chinois pour le Championnat du Monde 1982. Parmi les joueurs, les jeunes sont prioritaires pour les compétitions internationales.
Le tournoi de sélection pour le Championnat du Monde est réservé aux moins de 26 ans : c'est ainsi que Nie, ne joue plus en compétition internationale, bien qu'il soit encore le plus fort et qu'il aurait probablement gagné le Championnat du Monde 1980 remporté par un japonais. Les aînés jouent dans les compétitions nationales et se consacrent à des tâches pédagogiques.
Il n'existe pas de compétitions réservées aux hommes ou aux femmes. Tous participent aux mêmes compétitions, les catégories sont celles des âges : moins de treize ans, moins de dix-huit ans etc.
Il n'existe pas non plus de système de classement. Lorsqu'un joueur veut dire sa force, il doit donner ses résultats en compétition. Il semble pourtant exister de vagues notions d'une gradation supérieure. En tout état de cause, le 1 dan chinois est supérieur au 1 dan occidental. Cette absence de système de gradation est probablement à mettre en liaison avec le fait qu'on ne joue pratiquement pas de parties à handicap. Celui-ci n'est utilisé que par des joueurs qui se connaissent bien et ont pu constater empiriquement que les parties étaient intéressantes à x pierres. Dans ce cas, Noir peut soit utiliser les disposions japonaises, soit placer librement ses x pierres sur le goban. Les compétitions à handicap n'existent pas et l'idée qu’elles puissent exister semble parfaitement incongrue...
A Pékin, par exemple, il n'existe qu'un seul club pour adultes. Les enfants jouent à la Maison de l'Enfance. Le "Club des Travailleurs" est situé dans le Parc du même nom, accolé à la Cité Interdite. Là, le Pavillon de l'Art des Échecs accueille les joueurs de Go, de Xianqi et d'Échecs occidentaux. Certains jouent également au Bridge. Chaque jour où le climat le permet une centaine de personnes sont présentes. La plupart joue au Go. L'affluence est plus grande en été car les locaux fermés sont petits, mais une immense véranda permet de jouer en plein air, ce qui n'est pas possible en hiver. Dans la salle du Pavillon, comme dans tous les clubs de Go du monde, des tableaux indiquent le déroulement des tournois en cours et des inscriptions murales appellent à s'aider à progresser mutuellement. Le niveau moyen des joueurs présents est, parait-il de 1 dan chinois, mais il y a également quelques joueurs très forts. Il est tout à fait possible à un touriste occidental d'y aller jouer quelques parties : pas besoin de parler chinois pour jouer au Go! Son arrivée inopinée provoquera l'étonnement de l'assistance, mais le club retrouvera rapidement son calme.
Il existe en Chine une quarantaine de clubs, c'est à dire un ou deux par province, dans les villes principales. Ce qu'on entend ici par club n'est pas seulement la simple réunion de joueurs, mais leur réunion officielle : le club est le dernier étage de l'administration, après les fédérations nationales et régionales. Par contre, les lieux de réunions de Go sont innombrables -stricto sensu- et peuvent exister dans les usines, les universités, etc... Chacun de ces clubs officiels compte une centaine de joueurs inscrits : cela ferait 4000 joueurs officiels. Mais ce chiffre sous-estime largement le potentiel du Go chinois, puisqu'il n'est que le dixième du tirage de la revue Weiqi ! En fait, à côté des organisations officielles existe ce que Sempé appellerait un formidable "réservoir humain de qualité".
Les dirigeants du club insistent sur le fait que la proportion de joueurs de Go augmente sans cesse par rapport au joueurs de Xiangqi, et que le niveau s'améliore rapidement. La proportion de joueurs de Xiangqi et de joueurs de Go s'est inversée depuis avant la Révolution culturelle. Effectivement, il semble qu'il y ait une volonté des pouvoirs publics chinois de développer le Go. Le fait qu'à la tête de l'association soit un vice premier ministre est déjà un indice. Télévision et journaux rendent régulièrement compte du résultat des compétitions, et Nie Wei Ping a été chargé il y a quelque temps de présenter une série d'émissions de présentation du jeu à la télévision. Des facilités sont données à la revue Weiqi pour sa publication et sa diffusion, et les livres de Go sont très facilement trouvables en librairie. Toutefois le Go ne fait pas l'objet d'un enseignement officiel à l'école, comme les Échecs dans d'autre pays où les classes sport-études en France. Si un enseignant veut apprendre à jouer au Go à ses élèves, libre à lui, mais en dehors des heures normales d'études.
La revue Weiqi est publiée tous les mois à Shanghai. C'est la seule publication périodique de Go. En 1981, son tirage atteint 40 000 exemplaires, alors qu'en 1979, il n'était que de 30 000 : il a donc progressé de 33 % en deux ans ! Weiqi, comme toutes les revues de Go du monde, donne des informations sur la vie des organisations, des articles théoriques, des commentaires de parties et des problèmes ...
La Chine s'ouvre au Monde. Depuis ces dernières années, on le sait, des progrès considérables ont été faits. Le Go bénéficie de cette ouverture et la Chine devient partie prenante dans la vie du Go mondial. Tout de suite on pense à une compétition de "politique du Go" qui pourrait s'établir entre la Chine et le Japon, puisque ce dernier pays est l'incontestable leader du Go mondial, ne lésinant pas sur les moyens mis en jeu pour garder le sente en la matière. Or, on ne peut pas dire qu'il y ait vraiment de compétition du point de vue chinois. Les Chinois sont en effet très favorables à la création d'une Fédération Mondiale de Go dont l'idée a été lancée lors des réunions qui furent tenues au dernier Championnat du Monde. Par contre on sent un certain agacement à ce que le Championnat du Monde se tienne toujours à Tokyo. Manifestement les Chinois souhaiteraient que la ville et le pays d'accueil changent et l'on sent le souhait secret qu'il se tienne un jour à Pékin. Le problème fondamental reste que pour l'instant la Chine a d'autres priorités que le Go en matière de dépenses... Mais une chose est sure et affirmée : si la Chine le pouvait, et un jour viendra où elle le pourra, elle donnerait à son Go un rayonnement puissant.
Les pays occidentaux sont des petits enfants en ce qui concerne le Go, et ils ont tout à gagner de leurs aînés extrême-orientaux. L'équipe de Go-rfg et tous ceux qui oeuvrent au développement du Go en France en sont persuadés et font en sorte que des liens solides d'amitié et d'échange s'établissent entre la France et les grands pays du Go : la Chine est au premier rang.